Expertiser de nouveaux concepts

Neutrons rapides, haute température, sels fondus… les SMR s’appuient pour beaucoup sur des concepts innovants pour lesquels le retour d’expérience manque. Les projets sont portés, en outre, par des start-up avec lesquelles une nouvelle culture commune de sûreté reste à construire.

Une centaine de projets de petits réacteurs modulaires sont aujourd'hui recensés, au niveau mondial, par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Un foisonnement qui ne facilite pas la tâche des experts chargés d'évaluer leur sûreté. - © Source : IAEA

Expertiser des nouveautés technologiques telles que celles que les Small Modular Reactors (SMR) ont introduites est un défi d’envergure. Parmi la quinzaine de projets destinés a priori au marché français, le réacteur à eau pressurisée Nuward, d’EDF, dont la conception est pourtant la plus proche des réacteurs actuels du parc national, est mis en pause à l’été 2024 pour revenir à des choix de conception mieux éprouvés. Pour d’autres, l’ASNR se prépare à expertiser des concepts plus inhabituels. C’est le cas pour Jimmy, un microréacteur de 20 mégawatts à haute température refroidi au gaz, destiné à fournir de la chaleur industrielle. Jimmy Energy, la start-up française conceptrice, dépose en 2022 pour ce réacteur un dossier « d’options de sûreté » dans lequel Olivier Baudrand, expert IRSN1 en réacteurs haute température, pointe alors quelques faiblesses. « Le développement technique n'était pas assez mature », commente-t-il. Et pour cause : la start-up se rend compte que les options proposées ne sont pas réalisables et modifie son projet. Elle décide notamment de remplacer la majeure partie du graphite, qui modère les neutrons, par de l’eau lourde, plus efficace et qu’il est plus facile de se procurer en qualité nucléaire que le graphite. L’eau lourde sous flux de neutrons produit cependant du tritium, un élément radioactif dont le devenir n’est pas précisé par l’industriel.

1. L’Institut de sûreté nucléaire et de radioprotection (IRSN) est devenu l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) en janvier 2025.

Alimenter en chaleur un site industriel par un petit réacteur nucléaire spécifique : une solution envisagée pour la distillerie sucrière Cristanol, à Bazancourt. Une demande d’autorisation de création est déposée en avril 2024 pour un SMR de 10 mégawatts. - © Patrick ALLARD/REA

Temps précieux

En avril 2024, Jimmy Energy dépose une demande d’autorisation de création (DAC) d’un premier réacteur, destiné à la distillerie sucrière Cristanol, à Bazancourt (Marne). Une demande pour laquelle Olivier Baudrand pilote à nouveau l’expertise de la sûreté. L’ASNR examine en parallèle une seconde DAC, pour une usine d’assemblage du combustible au Creusot (Saône-et-Loire), Jimmy s’appuyant sur des particules Triso d’uranium qui peut être enrichi jusqu’à près de 20 %. Même si Jimmy avance des principes de conception simplifiés, l’expertise complète devrait prendre… un certain temps. « L’Autorité de sûreté nucléaire dispose de trois ou cinq ans pour expertiser ces demandes de création », rappelle Sébastien Israël, spécialiste des nouveaux réacteurs à l’ASNR. Or plusieurs start-up promettent la construction de premiers modules à l’horizon 2030. Soit demain à l’échelle du nucléaire.
C’est le cas de Newcleo, un projet de réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb, ou de Naarea, aux sels fondus. Deux concepts très différents pour lesquels les premières DAC devraient être bientôt déposées. Eu égard à la nouveauté de ces concepts, l’ASNR ne dispose pas, sur ces technologies, du recul que lui a procuré l’exploitation dans la durée de technologies existantes. Comment développer l’expertise de sûreté sans disposer de ce retour d’expérience, pilier de la sûreté ? D’abord par des premiers échanges avec les porteurs de projets, pour évaluer leur maturité. « Une fois que le projet nous paraît solide, nous amorçons une série de réunions sur des verrous technologiques que nous avons identifiés, comme la corrosion des métaux en présence de plomb », explique Sébastien Israël. Beaucoup de R&D reste en effet à faire, sur le comportement des matériaux, la chimie des sels, la neutronique, la thermohydraulique, etc. Les projets proposés tiennent compte du manque de connaissances à date, en prévoyant par exemple la construction de réacteurs prototypes.
De ces échanges émergent des questions nouvelles, qui font évoluer le cadre même de l’analyse de sûreté. « Les référentiels actuels, c’est-à-dire l’ensemble des documents relatifs à la sûreté nucléaire et à la radioprotection auxquels les installations doivent se conformer, sont faits pour les réacteurs à eau pressurisée (REP) pour lesquels l’accident majeur est la fusion du cœur. Or dans un réacteur à sel fondu, le cœur est déjà fondu. Donc qu’est-ce qu’on appelle un accident grave ? », s’interroge par exemple Sébastien Israël.
Plomb et sels fondus sont en outre des éléments très corrosifs pour les structures. Pour le plomb, Newcleo s’appuie sur les vingt-cinq années d’expérience de l’Enea (l’équivalent italien du CEA), qui a identifié les paramètres principaux à contrôler pour limiter la corrosion. Mais pour les sels fondus, les experts ne peuvent se fonder sur aucune donnée permettant de prévoir leur comportement au-delà de quelques années. Or, ils ne peuvent pas attendre qu’elles soient disponibles. Il leur faut donc compenser leur absence. Une pré-instruction leur permet d’identifier ainsi les points clés sur lesquels ils devront concentrer leurs efforts d’acquisition de connaissances.

Des recherches restent nécessaires pour expertiser le comportement des matériaux utilisés par les SMR les plus innovants. Ici la corrosion de tubes en acier par du plomb à 550 °C. - © Source: Müller (2005).

Une vision exhaustive des problèmes

Ces échanges sont tout aussi précieux du côté des porteurs de projets. « Rien n'échappe à la moulinette d'une vingtaine d'experts extérieurs aux spécialités différentes, dont le métier est d’identifier tout ce qui pourrait mal tourner sur un réacteur. Leurs questions permettent une identification exhaustive des problèmes imaginables en toute indépendance », souligne Stéphane Calpéna, directeur des autorisations et de la sûreté nucléaire chez Newcleo. Les questions soulevées permettent d’anticiper les parades supplémentaires à mettre en œuvre, de choisir des matériaux qui répondent au mieux aux scénarios d’accident à redouter, de rajouter des protections, des lignes de défense, de prévoir des essais supplémentaires en laboratoire et d’établir le meilleur design possible sur le plan de la sûreté et de la radioprotection. À l’issue de quatorze réunions techniques, la start-up présente officiellement les options finales de sûreté lors d’un séminaire de plusieurs jours. Il permet de définir les principaux sujets sur lesquels l’expertise devra se focaliser avant la demande d’autorisation de création.
Newcleo construit également à Brasimone, en Italie, une maquette complète de 10 mégawatts, dans laquelle le combustible nucléaire est remplacé par des chaufferettes électriques, pour tester des paramètres, des composants et le comportement de la machine dans son ensemble. « En dessous de 480 °C, le plomb corrode les aiguilles d’assemblage de combustible en acier sur quelques micromètres. Puis cette corrosion s'arrête et protège l’aiguille si l’on reste dans des concentrations en oxygène et des températures bien déterminées », explique Stéphane Calpéna. Newcleo proposera donc de fonctionner dans ces conditions, sur la base de ces résultats et des années de R&D cumulées, puis demandera une seconde autorisation plus tard, pour monter à 550 °C, lorsque des échantillons auront été testés dans des conditions représentatives et à plus hautes températures. Une stratégie caractéristique de cet « esprit start-up ». De son côté, l’ASNR s’adapte à une approche différente du nucléaire, davantage centrée sur le besoin, sur la simplicité ou sur la facilité de maintenance, pour déboucher sur des objets nouveaux.

La start-up Newcleo construit à Brasimone (Italie) une maquette de 10 mégawatts qui testera les composants des SMR qu’elle projette de commercialiser. La corrosion par le plomb des aiguilles d’assemblage de combustible sera particulièrement étudiée. - © newcleo

INFOGRAPHIE - Petits réacteurs modulaires : les principaux projets suivis par l’ASNR

Près d’une vingtaine de projets de petits réacteurs modulaires – Small Modular Reactors, SMR, en anglais – se disputent une place dans le futur mix énergétique français. Tous n’aboutiront pas. Mais cinq font l’objet d’un suivi régulier de la part de l’ASNR, pour accélérer ensuite l’expertise de leur sûreté. Revue des concepts en lice.

© T. Cayatte/Agence Ody.C/Médiathèque ASNR/Magazine Repères

En chiffres

  • 300 MWe

    C’est l’ordre de grandeur de la puissance maximale électrique des SMR, à comparer aux 1 600 MWe de l’EPR 2.

Pour en savoir plus

L’analyse du projet de dossier d’options de sûreté du réacteur HTR Jimmy : https://www.irsn.fr/sites/default/files/documents/expertise/avis/2022/Avis-IRSN-2022-00187.pdf



Article publié en décembre 2024